Episode 1

EN AVANT !


Quelque part à Hambourg

12 novembre 2021

Je suis actuellement dans un bus en direction de l’Allemagne. Il est à peine 21h30, mais tout est si noir qu’on se croirait au milieu de la nuit. Le bitume défile sous les roues du véhicule, à peine perceptible dans cette obscurité. La musique dans mon casque me donne le sentiment d’être dans un film, un road movie dans lequel n’existe que l’instant présent.

Je me sens déjà glisser dans un autre monde, un univers parallèle où la réalité est différente. Mieux, peut-être.

Pour les 13 prochaines heures, ce bus sera ma maison. Inconfortable et étriqué, mais incroyablement savoureux, il me mène vers cette liberté que je n’ai plus ressentie depuis trop longtemps. Et tant pis si le type derrière moi tape dans mon siège, tant pis si je ne dors pas, tant pis si ma vessie est pleine et prête à exploser. Je roule en avant.

Ce voyage au Danemark, c’est mon salut. C’est l’action désespérée de celui qui, au pied du mur, saute sans savoir ce qu’il trouvera en bas. Celui qui saute parce qu’il n’a plus grand-chose à perdre. Celui qui saute, pris de l’espoir fou que le choc sera un début plutôt qu’une fin.

13 novembre 2021

Prends une seconde pour respirer. Regarde autour de toi. Passion Pit dans les oreilles, tu sais qu’ils vont devenir un souvenir. Ces musiques n’en savent rien, mais tu les découvres en même temps que ces paysages. Ils n’en savent rien, mais elles deviendront à jamais ton hymne, la voix qui te ramènera à ce temps hors-du-temps, à ce monde parallèle dans lequel tu es entré en montant dans ce bus.

Ça va faire bientôt 24h que je porte mes chaussures. 24h que je n’ai pas pris de douche, ni retiré ma parka. Après 13h dans un bus inconfortable, j’ai arpenté Hambourg dans toute sa longueur pour tuer le temps entre deux trains. Des lieux plus animés que d’autres, des rues plus jolies que d’autres. Certaines nues de tout passant, triste de ne pas être mieux considérées, d’autres habillées de stickers et de graffitis, comme si chacun avait voulu marquer son territoire. Le cumul est tel que tous les murs deviennent des œuvres, et aucun ornement ne semble déplacé.

On a arpenté dans le brouillard, visité chaque rue comme un musée, en se demandant quelles histoires se cachent derrière chacune des fenêtres que l’on a croisées.

Dans les vitrines, des objets insolites ont marqués notre arrêt, pour mieux les contempler, pour mieux s’en étonner. Une peinture rococo du Christ dans un restaurant Indien, du Jack Daniels en cannette dans un boutique clamant détenir « Everything you need to survive the end of the world ». Et juste en face, le café Mimosa, dont la typographie calligraphiée rappelle le style délicat des devantures françaises. Ce lieu nous tend les bras.

Il y a des moulures au plafond, du mobilier en bois sombre, des bougeoirs et de lourds rideaux de velours. J’ai la sensation d’être dans un café romantique de l’après-guerre, et il ne manque à mon cou qu’une écharpe de fourrure, et à mes pieds des escarpins noirs, avec un très petit talon. Au lieu de quoi, je n’ai qu’une polaire et des grosses chaussures de rando. On est resté là pendant des heures, à l’abris sur notre coin de table, en parlant tout bas pour ne pas briser la magie du lieu, tout en se réconfortant du froid avec des pâtisseries et du chocolat chaud. Ce fut, pour quelques heures, notre refuge, une pause méritée dans ce périple improbable.  

Vers 15h, nous sommes montés à bord du train qui nous ferait passer la frontière entre l’Allemagne et le Danemark. Quelque part en chemin, Tobias a choisi de s’asseoir à coté de Rémi. Une erreur stratégique si son plan pour le trajet était de faire un somme un casque vissé à ses oreilles. Rémi a mis en pratique ses techniques de sociabilité, et réussi à obtenir le contact de cet individu, tandis que mon regard se perdait au dehors.

Par la fenêtre du train, les paysages défilent. Cette fois il fait jour, et je peux voir le vert de l’herbe et le gris du ciel. Il n’y a que ça ici. De l’herbe, et du ciel.

Parfois, nous croisons une ville. Et parmi les images volées à la vitesse, je vois des gens chez eux. Un homme en doudoune dans son jardin constate quelque chose au sol d’un air perplexe. Il finira surement par se gratter le sommet du crâne d’un geste mécanique, de ceux que l’on fait pour soutenir une réflexion qui ne va nulle part.

Pour lui, c’est peut-être un samedi comme les autres, confronté à un problème de jardinage dont je n’ai capturé qu’une image fugace. Tandis que moi je suis loin, de ma maison, de mes amis. Sans le savoir, cet homme fait à présent parti de mon aventure, et prend sa place sur le mur des souvenirs que je commence à créer. Les yeux rivés à la fenêtre, je regarde le rouge saisir le feuillage de la campagne Allemande, avant que tout ne s’évanouisse à nouveau dans la nuit.