La nuit, Je brûle

Cette nouvelle a reçu le Prix Spécial du Jury du concours de nouvelles organisé par L’atelier d’écriture by Christine©, dont le thème était « Sans complaisance ».

Ceci est une oeuvre de fiction, toute ressemblance avec des personnes existantes serait fortuite.


Assise sur la chaise en plastique, je regarde autour de moi. Les murs sont blancs moches, délavés, fatigués, l’air de dire qu’ils en savent trop. J’ai la boule au ventre. 

Il m’a fallu tout mon courage pour venir ici. Pour que j’accepte de dire à haute voix ce qui me dévore en chuchotant. Ces voix basses qui me détestent au point de me tuer dedans. A côté de moi, je sens mon père gigoter. Je sais qu’il voudrait me prendre la main, ou poser la sienne sur mon épaule, pour me rassurer. Mais il est bloqué, timide. Alors il gigote. 

« Anne Akowski ? » 

Une femme brune, à peine la quarantaine et des grosses lunettes rondes sur le bout du nez, passe la tête par la porte et scrute la salle d’attente. Je me lève, les jambes tremblantes. Je suis terrifiée. J’ai peur de dire, j’ai peur d’admettre, j’ai peur qu’on me juge. J’ai peur de lever le voile sur plusieurs années d’une existence planquée, d’ouvrir la porte du placard et d’y découvrir plus de cadavres que ce que j’avais imaginé.  

En entrant dans la salle de consultation, la psychologue me fait signe de prendre place dans le fauteuil jaune en face du sien, violet, dans lequel elle s’assoit. L’association est laide, mais je ne dis rien. Autour de moi, des fleurs, des photos, des boites de mouchoirs et des diplômes accrochés aux murs. C’est mon père qui l’a trouvée. Il a fait quelques recherches, lu des articles, et découvert le travail de cette femme autour des gens dans ma condition. Ce n’était pas facile d’obtenir un rendez-vous, il y avait la queue. Il faut croire qu’ils ne sont pas beaucoup à exercer. 

C’est la troisième fois que je viens dans ce cabinet. Les deux premières fois ont été marqué par beaucoup de silences, et un refus mécanique de ma part. Je n’arrivais ni à trouver mes mots, ni à construire mes phrases, encore moins à les dire. J’étais bloquée, proscrite sur le fauteuil jaune, avec en face de moi une femme qui, patiemment, attendait. J’ai réussi à débiter quelques banalités : mon nom, mon âge, mon parcours scolaire. Mais les mots clés, les raisons qui m’avaient menées ici restaient sous scellé. Je voulais les dire, mais je n’y arrivais pas. 

Je voulais baisser les bras, à chaque fois. Mais mon père, cet homme brave, qui lui, connaissait mon secret, continuait de croire que j’allais y arriver. Il croyait en moi. J’avais du mal à accepter l’idée que quelqu’un puisse me soutenir – pas parce que je n’en avais pas besoin, mais parce que je ne pensais pas le mériter – cependant j’étais déterminée à ne plus jamais le décevoir. 

Sur les conseils de la thérapeute, cette fois-ci, je suis venue armée d’une très longue lettre, pour lui lire et enfin dire les mots qui me brûlaient la langue. 

« Vous êtes prête ? » Me demande-t-elle. 

La réponse est non, évidemment. La vraiment question, serait plutôt : est-on jamais prêt à dire ces choses-là ? Peut-être avec plus de maturité. Mais je n’ai même pas encore atteint ma vingtième année, je n’ai jamais mis les pieds dehors, et je suis terrifiée. Terrifiée par le monde et la société qui vit dedans. Terrifiée du jugement des autres, terrifiée de mes propres capacités, que j’ignore complètement, puisque j’ai toujours tout fait pour les étouffer. Mais nous voilà, un mercredi après-midi, ma culpabilité tracée à l’encre bleue sur du papier quadrillé, prête à être déclamée, mise à nue. 

Les mains tremblantes, je déplie les feuilles déchirées de mon cahier, et me racle la gorge. Mes joues brûlent, j’ai très chaud. Dans ma tête, j’imagine un lourd rideau de velours se lever pour découvrir, sur la scène vide, cette jeune fille apeurée qui s’apprête à réciter son monologue. 

« J’ai eu mes règles quand j’avais quinze ans. Ça n’a pas grand-chose à voir, mais je me souviens que tout a commencé à dérailler après cette période. Je quittais le collège et entrais au lycée. Toutes les filles parlaient des garçons, des icones pop, ou des mecs plus âgés pour qui elles avaient un crush. Certaines filles, plus silencieuses que les autres, lorgnaient sur les autres filles en ne disant rien, par peur d’être moquées. Et moi, j’étais entre elles toutes, sans aucun désir pour personne. Personne de notre école, en tout cas. Je voyais bien que j’étais différente, mais je n’arrivais pas à comprendre en quoi, ni pourquoi. J’ai essayé de m’y intéresser, à ces ados sur MTV avec une mèche et un physique dépourvu de poil, taillé dans le marbre. 

Mais, personnellement, je tiquais sur un autre genre d’imberbe. Je me suis dit que c’était juste une phase, et j’ai choisi de l’ignorer. Je me concentrais sur mes dessins et mes notes, pour sortir de ce cauchemar sans redoubler. Je n’aimais pas beaucoup le lycée. Je n’y avais pas d’amis, et je n’avais qu’une hâte : en partir à tout jamais. 

Lorsque j’ai eu dix-huit ans, une amie de mon père, qui travaille au centre de loisir communal, m’a demandé si je voulais me faire un peu d’argent de poche, et m’a proposé de venir en renfort à la cantine du centre. J’ai accepté, et c’est là que j’ai compris que ce que j’avais étouffé à peine un an plus tôt allait, un jour ou l’autre, m’exploser au visage. 

Je passais mes journées à passer la serpillère et remplir des assiettes pour des gamins, puis à les laver une fois le service fini. Je voyais peu de gens, hormis lorsque la horde débarquait à l’heure du repas. Avec ma louche, je ressemblais à une caricature de dame de cantine. J’étais toujours d’une humeur de chien, je me fichais pas mal du job, je n’y voyais qu’un gain financier. Et puis un jour, elle m’a tendue son assiette, et m’a regardé avec des yeux qui m’ont fait chavirer. 

Elle m’a dit « est-ce que je peux en ravoir s’il vous plait ? » de cette petite voix attendrissante qui m’a rendue toute molle d’amour. Je l’ai resservie sans broncher, transie. Je l’ai regardée s’éloigner en oubliant de servir les autres, les yeux collés à son dos, pendus à son sourire. 

Les jours suivants n’ont été qu’un bis repetita de cette première rencontre, et elle s’est lovée dans un coin de mon cœur, collée aux parois de mon cerveau, fondue dans mon âme. J’étais amoureuse. J’étais si amoureuse. Je voulais lui donner tout le rab de la cantine, y ajouter du chocolat, des chewing-gums, et tout ce qui aurait pu lui faire plaisir. » 

Ma voix se brise à son souvenir. Je sens les larmes venir, me mords la lèvre. Il me faut continuer. Le bruit du stylo glissant sur les feuilles du carnet de la thérapeute me parvient dans le lointain, et je sens que je ne suis plus vraiment là. Je suis dans mes souvenirs, dans ma peine, aux prises avec mon fardeau. 

« Au bout d’une semaine, je rêvais d’elle chaque nuit. Je pensais à elle chaque jour. Je ne mangeais presque plus. Je voulais serrer son corps gracile contre moi, sentir ses cheveux, lui baiser les mains. Je n’ai pas attendu de faire quelque chose pour me rendre compte que c’était mal, et que je n’aurai jamais dû avoir ce genre de pensées. J’ai pris peur, et j’ai planté le centre. Un matin, je les ai appelé et je leur ai dit que je démissionnais, sans donner le moindre motif. 

En n’allant plus au centre, je me disais que son souvenir s’évanouirait et que je reprendrais ma vie normale. Mais les rêves ont continués. Pire encore, à cause du manque, ils se sont intensifiés. Et l’amour pur et inconditionnel que j’avais pour elle s’est transformé en un désir ardent, oppressant. J’étais obsédée. Je me réveillais la nuit, sans réussir à me rendormir. Alors, je sortais mes fusains et me mettais à dessiner. Je dessinais son portrait, ses courbes, son allure. Puis je changeais ses traits pour ne plus qu’elle existe. 

J’ai passé la fin de l’été seule chez moi sans voir personne, accablée par la honte. A l’automne, je suis entrée en école préparatoire. Mais elle était en plein milieu du centre-ville, encerclée par les écoles, les facs. Noyée de vie. Il y avait trop de monde, trop de possibles, et j’ai développé la peur de retomber amoureuse. Alors je suis partie et j’ai décidé de suivre une formation en ligne, à distance, à l’abri chez moi. 

Les insomnies sont devenues presque quotidiennes. Je dessinais des visages, des courbes. Toujours avec la même intensité, toujours avec la même honte, la même impuissance face à la violence de mes désirs. Je voulais raturer, déchirer, brûler les dessins, sans toutefois y parvenir. Alors, je les cachais sous mon lit. » 

 A présent, je pleure à chaudes larmes. Les souvenirs me ramènent à ces émotions refoulées, dénigrées, et je reste interdite tandis que l’eau salée qui coule de mes yeux s’échoue sur les feuilles de ma lettre. Je ne peux plus continuer à lire, ma gorge contractée ne laisse plus aucun son sortir. Face à ma tétanie, la thérapeute pose son stylo, et me dit d’une voix douce :

« C’est déjà un très bel effort que vous avez fourni aujourd’hui, Anne. Continuons à la séance prochaine, d’accord ? » 

J’acquiesce, penaude, les yeux rivés sur mes baskets, la lettre froissée dans la main. Elle me raccompagne à la porte, où mon père m’attend, pour me ramener à la maison. Il me lance un regard interrogateur, n’osant formuler ce « ça va ? » qui lui brûle les lèvres. Je hausse les épaules. C’est moi qui n’ose pas lui dire que ça ne va pas. 

***

Dans la voiture, le silence est lourd, mais je suis reconnaissance envers mon père de ne rien me dire. C’est comme si nous savions tous les deux où en était l’autre de ses inquiétudes. Bien que terrifiée par ma propre personne, dans le périmètre de mon père, je me sens être à nouveau cette enfant que l’on protège. Le temps est une donnée étrangère à notre cocon, et j’y trouve un peu de paix, assez pour m’endormir contre la vitre. 

Le prochain rendez-vous est dans deux jours. En attendant, je continue d’être la prisonnière dans ma forteresse, où je me suis moi-même cloitrée il y a deux ans. Je continue mes dessins, je continue mes cauchemars. Sauf que, cette fois-ci, lorsque je me réveille, j’appelle mon père à travers le baby phone. Je sais que c’est idiot, à vingt ans, d’avoir un baby phone dans sa chambre. Mais après mon séjour aux urgences, il m’a fait promettre de l’appeler chaque fois que j’aurai envie de me faire mal. Alors, j’obtempère. Pas toujours, mais le plus possible, lorsque la bataille du bien et du mal, pour une fois, joue en faveur de la rédemption. 

***

« Où en étions-nous ? 

– J’allais vous raconter quand j’ai commencé à… euh… »

Je commence à être fatiguée de ne pas pouvoir parler. D’ordinaire, la censure vient des autres, on ne parle pas parce qu’on nous l’interdit. Moi, je veux parler, je veux hurler, je veux me libérer de cette malédiction, et c’est à l’intérieur de moi qu’on me refuse la parole. Ce n’est pas juste. Bordel, ce n’est pas juste ! 

Cet élan de rébellion me donne le courage de dire enfin les choses telles qu’elles sont, sans demi-mesure. 

« Quand j’ai commencé à me molester. » 

La psy lève un sourcil, et le stylo danse à nouveau. Je reprends mon chiffon de papier, et me racle la gorge. 

« Une nuit, le cauchemar est allé trop loin. Ce n’était plus juste un visage, un sourire, une image floue dans mon esprit tordu. C’était une scène obscène, érotique, malsaine et pourtant jouissive. Je sentais des pulsations dans mes organes, entre mes jambes. Je sentais mes joues rouges, et le désir ardant que ça ne s’arrête pas. Mon cauchemar était plus vrai que nature, et j’en étais l’actrice principale. Je touchais, caressais l’autre, et ressentais tout. Je me suis réveillée à cause de la sensation de plaisir qui explosait dans mon corps, remontait le long de ma colonne vertébrale et me laissait tremblante et en sueur au milieu de la nuit. Je ne m’étais même pas touchée. Mon cerveau seul avait opéré, et je me retrouvais complice de son crime. L’extase passée, le dégout me consumait, se mélangeant au désespoir de me savoir être cette horrible personne. C’est au cours de cette nuit-là, que j’ai trouvé le briquet. J’avais oublié que je l’avais acheté, peut-être pour allumer des bougies. Il était posé là, sur mon bureau, inoffensif. Sans réfléchir, je m’en suis saisie, mue par l’urgence d’exorciser mes pensées. Je ne savais pas exactement ce que je voulais en faire, mais très vite la flamme dansante sous mes yeux m’a hypnotisée, et je me suis calmée. Avec un méthodisme froid, j’ai baissé mon bas de pyjama, et descendu la flamme vers la source de ma honte. J’ai laissé la chaleur brûler mes poils pubiens, puis ma peau. Je serrais les dents, déterminée à punir la face sombre de mon être, pour purifier mon âme. » 

La psy note, et je me tais pour lui en laisser le temps. Elle lève alors les yeux vers moi, ses lunettes glissant sur le bout de son nez. 

« Est-ce que ça a fonctionné ? Vous êtes-vous sentie purifiée ? 

– Oui. Et non. C’est devenu une addiction. A chaque fois que je faisais un cauchemar, je me brûlais. » 

Elle hoche la tête, note, me fait signe de continuer. J’obtempère. La lecture, cette fois-ci, me semble plus facile, plus fluide. Comme si, un a un, je faisais sauter mes verrous.  

« Un jour, environ un an après l’épisode du centre de loisir, je suis allé prendre l’air dehors. Il y a un parc à côté de la maison où j’ai l’habitude d’aller marcher. Souvent, je m’assois sur un banc et je contemple le lac, les promeneurs avec leurs chiens. Ce jour-là, mon père m’a rejointe, les sourcils froncés. 

Depuis que ma mère n’est plus là, « inquiet » est le seul adjectif pour définir l’expression de son visage. Je sais que je ne lui rendais pas la vie facile, adolescente taciturne, détraquée, recluse, enfermée dans une chambre trop petite quand j’aurai dû courir le monde, les aventures, les garçons. Mais je ne voulais pas risquer de gouter à cette liberté. Qui sait de quoi j’aurai été capable ? Un verre de trop, un shoot d’adrénaline et je pouvais détruire la vie de quelqu’un en claquant des doigts. Je ne voulais pas être cette personne. Je voulais être aussi inoffensive qu’un chat sous sédatif. 

Peut-être pensait-il que j’avais des problèmes de drogue, ou d’alcool. J’aurai préféré cette réalité-là. Le monde est capable d’empathie pour ces gens qui souffrent de leurs addictions. Il ne l’est pas pour les gens comme moi.  

– Les gens comme vous ? » Me coupe la thérapeute. Je hoche la tête. 

« C’est quoi, les gens comme vous ? » 

Il y a un long silence, pendant lequel je ne peux me résoudre à répondre frontalement à sa question. Elle attend patiemment, mais comprend qu’elle n’obtiendra rien de plus. 

« Vous savez, même si l’effet de groupe montre une société complètement hermétique à toute empathie envers « les gens comme vous », je pense qu’il est important que vous gardiez en tête qu’individuellement, chaque personne présente une compassion différente à l’égard de l’autre. Votre père en est un parfait exemple. Ma profession aussi. Ne prenez pas l’intolérance pour acquise. »

Et ainsi clôture-t-elle la séance. 

En passant la porte du cabinet, je retrouve mon père. Comme toujours, il m’attend, fidèle au poste, une ride entre les deux sourcils pour seule compagnie. Il me regarde, attend un signe, espère. Et moi, je hausse les épaules, le regard par terre. 

***

Dans la voiture, je m’endors à nouveau, jusqu’à ce qu’il se gare devant la maison. Il me regarde et me dit :

« Julia et Marie sont rentrées de vacances, ça va aller ? » 

Je lui réponds que oui. Depuis l’épisode des urgences, Julia me fiche la paix, et j’évite soigneusement de créer du lien avec Marie. Ce n’est pas par méchanceté, c’est juste… plus simple comme ça. En général, je ne partage avec elles que le repas du soir, pendant lequel mon père s’applique à faire la conversation à Julia, pour ne pas laisser peser sur la table un lourd silence. Je ne sais pas ce qu’il lui a raconté. Je ne veux pas le savoir. 

***

Fauteuil jaune, stylo qui danse, papier chiffonné. Me revoilà au bord du précipice à déclamer ma vérité, la voix de plus en plus forte pour lutter contre la tempête de mes émotions. La détermination s’insinue peu à peu à l’intérieur de mon cœur et j’affirme chaque mot un peu plus fort à chaque fois. 

Aujourd’hui, je reprends le fil de l’histoire là où la thérapeute m’avait coupé. 

« J’étais assise sur ce banc, à regarder le lac, quand mon père est arrivé. Je le sentais transpirer d’appréhension, comme s’il avait peur de moi. Ça m’a fait de la peine, mais je comprenais qu’à force de m’enfermer loin de lui, j’avais usé nos liens, autrefois si forts. 

Il s’est assis près de moi, et m’a annoncé qu’il souhaitait s’installer avec la femme qu’il fréquentait depuis plus de huit mois. Ça ne m’aurait pas posé plus de problème que ça, si Julia n’avait pas eu une petite fille, Marie. 

A l’annonce de cette nouvelle, mon sang n’a fait qu’un tour. Je me suis figée tandis qu’une sensation de chaleur me montait à la tête, mon cœur tambourinant dans ma poitrine. Je ne sentais plus mes jambes, j’avais des fourmis dans les pieds. Puis j’ai eu extrêmement froid en bas, et très chaud en haut. Ma bouche était sèche, mes yeux fixés sur un caillou par terre. Je sentais l’angoisse m’envahir tandis que je commandais désespérément à mon cerveau de se tenir, de faire barrière, de ne pas succomber. Je savais que si l’angoisse gagnait, j’allais faire une scène, là en plein milieu du parc.

En dix-neuf ans de vie commune, il n’avait jamais vu une seule crise. De toutes mes bizarreries, j’avais réussi à lui épargner celle-là, et je ne comptais pas m’arrêter en si bon chemin. 

Je n’ai rien contre Julia et sa fille. Julia est une femme franche et dynamique, le genre qui n’a pas froid aux yeux. Elle est avocate, remarquez. Elle a toujours été sympa avec moi, pour les quelques fois où je l’ai vue. Mais ce jour-là, j’avais l’impression que mon père avait fait entrer le loup dans ma bergerie. Car Julia avait la garde alternée de Marie, et bon sang, où allaient-ils la mettre ?

Il m’a dit qu’ils allaient transformer son bureau en chambre, que ça ne changerait rien pour moi et que je n’avais pas de quoi m’inquiéter, puisque Marie ne serait là qu’une semaine sur deux. J’avais l’impression qu’il s’excusait presque, et ça m’a fendu le cœur. Je ne voulais pas être son bourreau, alors qu’il était mon ange gardien. 

J’ai ravalé mes angoisses et j’ai simplement répondu : « c’est super, papa. » 

La psy m’interrompt : 

« Votre père est divorcé ? 

– Non, veuf. Je crois. Ma mère a disparue du jour au lendemain. » 

Je vois une expression perplexe sur son visage, et une lueur épiphanique dans les yeux. 

« Vous aviez quel âge ?

– Six ou sept ans. C’est un peu flou. » 

Sa prise de note devient frénétique, comme un pêcheur s’active autour d’une canne qui gigote. Je ne sais pas ce qu’elle croit trouver dans cette information, mais de mon point de vue, c’est légèrement surcoté. 

« Elle vous manque ? 

– Pas tant. Je veux dire, je n’ai pas vraiment connue sa personnalité, je me demande juste pourquoi elle est partie. 

– Votre père ne vous a rien dit ?

– Mon père ne parle jamais d’elle. » 

J’ai l’impression que ses sourcils, à présent, vont se décoller de son front, tandis qu’elle complète une nouvelle page de notes. Je sens qu’elle veut en demander davantage, mais un regard vers ma lettre inachevé l’en dissuade, et je reprends ma lecture :

« Le dimanche suivant, Julia et Marie emménageaient chez nous. Julia avait loué une camionnette. Juste une camionnette pour contenir toute la vie d’une gamine de six ans et de sa mère me semblait bien peu, et pourtant c’était leur réalité. Mon père m’avait dit que Julia avait vendu la quasi-totalité de ses meubles et de son électroménager, puisqu’on avait tout ici, mais je trouvais ça un peu triste, quand même, que tout tienne dans dix mètres cubes. Depuis la fenêtre de ma chambre, j’ai regardé mon père commencer à décharger en me disant que je devrais descendre l’aider. Mais ce jour-là, découragée par les évènements, je ne me suis sentie capable de rien d’autre que d’aller me rouler sous la couette. 

Pendant plusieurs semaines, je me suis contentée de me montrer seulement au moment du diner, et je m’enfermais dans ma chambre le reste du temps. Je prétextais des examens, des toiles à terminer. Je répétais sans cesse que cette formation, bien qu’en ligne, était très exigeante et que j’avais des projets à rendre presque toutes les semaines. 

La vérité, c’est que mon obsession était de plus en plus envahissante, et je dessinais compulsivement sur des feuilles format raisin, les doigts imprégnés de fusain. 

Parfois, j’entendais mon père monter les escaliers d’un pas lourd, et je cachais hâtivement les feuilles sous mon lit, de peur qu’il ne toque à ma porte. Je sais que c’est idiot, car mon père ne me dérangeait jamais. Je crois qu’il avait un peu abandonné l’approche psychologique du « je suis ton ami » et qu’il avait opté pour « tant que tu restes en vie, je te laisse tranquille ». Ce qui était un acte de foi de sa part, que je n’étais pas sûre de faire pour moi-même. Je me faisais la plus silencieuse possible, écoutais la musique dans mon casque, marchais sur la pointe des pieds. Je voulais qu’on oublie ma présence. Car si plus personne ne me pensais là, peut-être que je m’oublierais moi-même.

Après l’emménagement des filles, j’ai commencé à utiliser le briquet de plus en plus souvent, obnubilée par le fait que mes démons se promenaient dorénavant librement sous mon toit. J’ai compris que j’avais franchis un point de non-retour lorsque je me suis mise à l’utiliser en pleine journée, sans plus avoir les insomnies comme prétexte. Je laissais la flamme brûler de plus en plus longtemps, de plus en plus proche de ma peau, hypnotisée par la douleur. Les larmes coulaient, et j’avais l’impression qu’elles me lavaient. » 

Je lève les yeux de mon torchon, et regarde la psy, qui n’écrit plus. Elle m’observe, les yeux tristes, et je sens qu’elle comprend. Pour la première fois, je ne pleure pas, et face à elle, ma honte tout doucement, cède sa place au soulagement. Elle me demande : 

« Avez-vous déjà rêvé de Marie ? 

– Non jamais. » 

Elle hoche la tête, note, regarde sa montre. 

« Vous voulez continuer à lire encore un peu ? » 

Oui, j’ai envie de lire. J’ai envie de dire, d’avouer. Je veux sentir ce soulagement perdurer. Je reprends mes papiers, ma lecture. 

« Un soir au moment du diner, Julia m’a demandé de but en blanc si j’étais déjà aller chez un gynécologue. Marie a demandé « c’est quoi un gynécologue ? » et moi je me suis figée, le bras à mi-chemin entre mon assiette et ma bouche. Je ne sais toujours pas, aujourd’hui, si elle a fait ça pour me provoquer, ou par désespoir d’un jour réussir à créer un quelconque lien avec moi. J’ai mis un moment avant de répondre un tout petit « non » rauque et effrayé, et elle a bondit sur ma réponse comme les dix plaies sur l’Egypte. 

Elle m’a dit « oh, si tu as besoin, je peux t’accompagner, après tout, presque vingt ans, il serait temps… ». Quelque chose dans ce gout-là. Je me souviens très bien m’être levée, la tête baissée, cramoisie. J’ai dit « non merci » et je suis partie précipitamment, avant de claquer la porte de ma chambre comme une ado en crise. Je me suis détestée d’avoir réagi aussi précipitamment. Je ne voulais pas la blesser, mais personne, jamais, ne devait voir l’état de mon entre-jambe.  

– Sauf que vous avez fini aux urgences, complète la psy.

 Je hoche la tête à nouveau. 

« Oui. Quelques jours plus tard, je me suis réveillée en pleine nuit, en sueur. Pas de cauchemar cette fois-ci, mais une vive douleur entre les jambes. Ça brûlait. 

J’ai baissé mon pantalon, et constaté que la zone était boursouflée. Mon premier réflexe a été d’aller chercher de la glace. Mon second réflexe a été d’imaginer le pire. Si ça ne passait pas, j’allais devoir aller voir un médecin. Si j’allais voir un médecin, il allait… voir. Je me suis aussi dit que je pouvais laisser ce truc gangrener, qu’avec un peu de chance ça me tuerait. Mais je savais que mon père prendrait les choses en main avant. 

J’avais décidé d’aller voir un médecin sans rien dire à personne, si la glace n’était pas suffisante. Et, bien sûr, elle ne l’a pas été. Pire encore, la douleur était remontée jusque dans le bas de mon ventre, et j’étais tordue de douleur, pliée en deux dans mon lit. Au matin, j’étais incapable de me lever, j’avais de la fièvre, et surtout, j’avais mal. J’avais l’impression qu’on me lacérait la vessie à coup de lames, aussi me résignais-je à appeler mon père à l’aide. Il est arrivé en trombe, paniqué. Je lui ai dit que j’avais extrêmement mal, et qu’il devait m’emmener aux urgences. Il m’a porté jusqu’à la voiture, et on est parti tous les deux. 

Une fois là-bas, la médecin qui m’a auscultée a vu, mais n’a rien dit. Elle m’a donné une batterie d’examen, des crèmes, des antibiotiques. Elle m’a raccompagné aux portes des urgences, et en a profité pour parler à mon père. Je ne sais pas ce qu’elle lui a dit exactement, mais s’en était assez pour qu’il fouille ma chambre à l’instant même où nous sommes rentrés, pendant que je faisais la sieste sur le canapé, épuisée. C’est là qu’il a trouvé les dessins. C’est comme ça que je me suis retrouvée ici.»

Je relève les yeux de mon papier, et observe un long silence. La psy ne dit rien, fini de noter quelque chose. Pendant qu’elle m’écoutait, je constate qu’elle a rempli plusieurs pages de son cahier. Après un moment, elle me demande :

« Vous voulez bien me dire ce que sont ces dessins ? » 

Je déglutis. Toute ma belle confiance s’envole tandis que je sens le moment approcher. La lettre dans les mains, je n’ai plus rien derrière quoi me cacher. 

« Des enfants. 

– Des petites filles ? » Demande-t-elle doucement. 

J’acquiesce. Des petites filles. Pures, innocentes, élevées au rang des anges pour mon esprit détraqué. 

« Vous avez dit avoir ressenti de l’amour pour elles, n’est-ce pas ? »

J’acquiesce encore. 

« Je ne veux de mal à personne. Je n’ai jamais rien fait. Pas même du porno, je le jure. Rien. » 

Elle penche sa tête sur le côté, et je peux voir dans ses yeux une honnête compassion. J’en ai mal au ventre. 

« C’est pour ça que vous vous êtes mutilée ? 

– Il fallait que je me punisse ! Pour me soigner, pour… pour… J’étais démunie, je ne savais plus comment arrêter ces pensées ! Je… Je voulais juste qu’elles cessent. Je veux juste être une fille normale. » 

Ma voix, d’abord haut perchée à cause de la panique, se brise sur ce dernier mot. « Normal ». Quelle chimère, quel fantasme. 

Elle hoche la tête, comme si elle comprenait exactement de quoi je parlais. Elle réajuste ses lunettes et me regarde droit dans les yeux, pour être sûre de graver dans mon âme ce qu’elle s’apprête à me dire : 

« C’est pour cette raison que nous sommes dans ce bureau. La pédophilie n’est pas un choix, c’est une condition que vous a imposé la nature. Cela ne vous retire pas le droit de vivre, Anne. Peut-être êtes-vous le résultat d’un traumatisme dont votre cerveau a emmuré le souvenir pour ne pas vous blesser. Les hypothèses sont nombreuses, mais il y a une chose que vous devez entendre pour vous-même : vous n’êtes pas responsable de ce que vous êtes, seulement de ce que vous choisissez de faire. J’entends dans votre discours une souffrance qui démontre votre compréhension du bien et du mal, et vous choisissez le bien. C’est mon devoir, ici, de vous accompagner sur ce chemin. Vous n’êtes pas seule. Vous n’avez blessé personne sinon vous-même. Vous n’êtes pas une criminelle, vous êtes une ado en souffrance. Pour avancer, vous devez absolument entendre que votre vie à la même valeur que n’importe quelle autre vie. » 

Je pleure en silence dans le fauteuil jaune et moche tandis que cette femme, qui m’écoute depuis des semaines, pose enfin des mots sur le regard que je redoute depuis des années. Le regard de l’autre. Je sais que c’est une psy et qu’elle ne fait que son métier. Mais pour la première fois, je vois une toute petite étincelle au bout du très long et très sombre tunnel dans lequel je chemine depuis trop longtemps. 

En sortant de la consultation, ce jour-là, mon père formule cette question qui le tourmente à chaque fois.

« Ça va ? » 

– Non, je réponds. Mais j’y travaille. »