Episode 5

Pesto, cacahuète et tartiflette


Quelque part à Aalborg

17 novembre 2021

Aujourd’hui, nous sommes partis à la conquête de la ville. Hier soir, Christina m’a fait un plan détaillé de ce que nous devrions faire à Aalborg : prendre le même bus que celui pour venir jusqu’à chez eux, mais dans la direction opposée, jusqu’à Vestre Kanalgade, une station un peu après Aalborg St, la gare par laquelle nous sommes arrivés. Puis, longer les quais jusqu’au centre-ville. A un moment donné, tourner sur le Boulevarden, la grande rue commerçante de la ville, avec toutes les boutiques et tous les cafés. Et, un peu plus loin, la rue avec tous les bars.

Grosso modo, c’est ce que nous avons fait. Nous avons remonté les quais, nous sommes baladés un peu partout dans la ville, rencontrés des mignonnes rues avec des maisons de toutes les couleurs, sans trottoirs et avec une route piétonnes pavées. Nous nous sommes arrêtés dans une boutique connue au Danemark, Normal, pour me trouver un sèche-cheveux de voyage, et Rémi a même trouvé un fromager pour acheter de quoi faire la tartiflette de ce soir.

Mais entretemps, et avant d’entreprendre cette mignonne petite visite, en descendant à Vestre Kanalgade, nous avons décidé de nous arrêter pour manger. Le KaffeFair, très bien noté sur Google Maps, est un espace trendy, chic et cosy, qui propose du coworking et une carte extrêmement bobo.

Evidemment, c’était pour nous.

Nous avons essayé de traduire toutes les propositions du menu, et mon choix s’est arrêté sur une simple tartine au fromage, avec le fameux pain noir, sur une couche de pesto. Un truc végé sympa quoi.

Quelle ne fut pas ma surprise, donc, en découvrant que, pris d’une fantaisie malvenue, le cuisinier avait mis de la cacahuète dans le pesto.

Je suis allergique à la cacahuète. Ce n’était pas écrit dans le menu. Je me suis mise à pleurer de frustration, quand j’ai compris que ma journée était foutue.   

Rémi m’a regardée, désarmé, me mordre les lèvres, proscrite sur ma chaise, le regard dans le vide. Pendant une dizaine de minutes, je n’ai pas bougé, je n’ai rien dit, je n’ai rien fait, à part tuer le cuisinier quarante fois dans ma tête, m’en vouloir d’avoir choisi ce plat, de m’être encore faite avoir, de pas avoir demandé à la serveuse. D’avoir baissé ma garde. J’ai vu mes antis histaminiques sagement rangés dans mon sac, posé dans la chambre de Christina, à plus d’une demi-heure de bus de là.

J’ai paniqué à l’idée de voir ma seule journée à Aalborg ruinée, dépitée à l’idée de devoir rentrer chez Christina dès le matin, de passer la journée recroquevillée dans un lit avec l’estomac qui brûle, qui gonfle et qui meurt à l’intérieur.

Au bout d’un moment, Rémi m’a dit « ok, je veux t’aider mais là il va falloir que tu communiques et que tu me donnes des pistes. » Je n’ai pas réussi à reprendre la face tout de suite. Il y a eu un vraiment très, très long moment de latence, un trou noir pendant lequel moi non plus, je ne savais pas quoi faire. J’attendais la vague. J’attendais la douleur, tout simplement.

Et puis, au bout d’un moment, je suis revenue à moi. Je suis sortie de ma torpeur, de ma désolation, et je me suis ressaisie. J’ai mangé les frites de Rémi parce que j’avais à peine touché à ma tartine – que je ne pouvais décemment pas finir, et on s’est tiré. Le cuisinier, embêté, nous a fait une remise de 20% sur l’addition, comme pour s’excuser. Nous nous sommes alors mis en quête d’une pharmacie, pour essayer de prendre de vitesse la mortelle cacahuète qui se baladait dans mon estomac.

J’ai pris plus de comprimés que la dose recommandée, mais j’ai tenu bon. J’avais mal au ventre, et je contractais les abdos, comme pour faire tenir mes organes en place. J’avais l’impression que, si je relâchais mon ventre, il allait tomber par terre, et m’entrainer dans sa chute.

Une fois sortis de la pharmacie, nous avons tiré tout droit vers les quais, pour reprendre le plan là ou nous l’avions laissé. Le soleil brillait, l’air était doux, il faisait juste ce qu’il faut de froid et lorsque nous trouvions un coin découvert, nous profitions du soleil avant qu’il ne disparaisse à nouveau derrière les bâtiments.

Vers 18h, après avoir vu le Boulevarden, la rue mignonne et les fresques murales magnifiques de la ville, j’ai fini par capituler. Mon estomac n’était pas trop douloureux, mais j’étais consciente que tenir la distance sur toute une journée me demandait une énergie démesurée. Alors, j’ai laissé Rémi à ses achats fromagers, et j’ai pris le bus pour rentrer.

Je sors à peine d’une sieste salvatrice, et rejoins Christina dans le salon. Elle s’attèle à coudre son costume de noël. « I’ll be a snowstorm ! » s’exclame-t-elle en brodant sur sa robe des gros flocons de feutrines blanche.

Au même instant, Rémi et Nicolaj, qui étaient partis compléter les achats pour la tartiflette, rentrent, et Rémi commence à cuisiner. Je le rejoins, et en bon commis, entreprends d’éplucher les patates.

Je sens Rémi en ébullition, très investi dans son repas. Comme si cette tartiflette était un enjeu crucial pour lui. Il a arpenté la ville pour trouver le bon reblochon, le meilleur vin. Il a cherché avec minutie quels fromages il ferait déguster à nos hôtes et leurs amis. Il veut laisser une belle image de notre culture, et satisfaire les Danois d’un bon moment à la française. De mon côté, je ne comprends pas vraiment d’avoir autant de pression, mais le laisse faire. Si ça lui tient temps à cœur, autant l’aider. Christina lâche sa couture pour venir éplucher les carottes et Nicolaj, bientôt, accueille les premiers invités.