Episode 7

LE BOUT DU MONDE


La pointe nord de Skagen

19 Novembre 2021

Aujourd’hui est un jour spécial : nous allons à Skagen. C’est ce que j’attends le plus depuis le début : voir le bout du Danemark. Là-bas se trouve le point le plus au nord du pays, là où l’océan rencontre la mer. Les vagues de ces deux étendues d’eaux se cognent l’une contre l’autre, dirigées par des vents contraires, et offrent à notre vue un spectacle à couper le souffle. Enfin, parait-il. En tout cas, je veux vérifier la véracité de ces informations de moi-même. Donc, nous allons à Skagen.

Comme à Aalborg, notre hôte nous montre l’itinéraire. Aller voir la mer, en passant par le phare et le vippefyret, une espèce d’ancêtre du phare qui ressemble à une catapulte. Il nous dit que le musée d’art est nul et qu’on ne devrait pas y perdre notre temps. Il nous dit aussi que de la plage à la pointe, le chemin est très long et ne voit pas comment nous pourrions y arriver. Pour lui, marcher jusque là-bas semble un peu infaisable et le ton est dissuasif. C’est mal me connaitre. J’ai dit que je voulais voir la pointe : j’irai voir la pointe.

Nous prenons le train, et lorsque nous descendons enfin, nous avons, une fois de plus, le sentiment d’avoir atterri au pays du Père Noël. Les maisons sont rouges ou jaunes, et certaines sont déjà décorées pour noël. Tout ici est mignon. Cosy. Hyggelig.

Cette ville est à la fois un port et un haut lieu touristique. L’été, c’est très animé, et beaucoup de maisons sont des résidences secondaires de gens assez fortunés, ce qui explique l’aspect victorien et bourgeois de certaines d’entre elles. Mais quand nous arrivons, les rues sont désertes.

Pas désert mort, juste désert tranquille, calme et reposant. Fidèle au plan, nous marchons d’abord vers le port, où des cabines de pêcheurs s’alignent. Quand nous y allons tout est fermé, mais l’été, ce sont des stands pour acheter la pêche du matin ou déguster du poisson cuisiné.

Rémi décortique les menus des restaurants, espérant trouver tout un tas de plats à base de poisson. Malheureusement, il se retrouve une fois de plus déçu de voir que les menus sont principalement constitués de viande, comme si le poisson était vraiment une denrée rare, sinon dénigrée par les Danois.

Après avoir fait le tour de la ville, et s’être extasié sur les maisons toutes plus jolies les unes que les autres, nous décrétons que nous avons faim, et nous mettons en quête d’un endroit où déjeuner. Nous ne trouvons qu’une boulangerie qui fait café. Etant en basse saison, presque tout est fermé.

Nous ne nous laissons pas abattre : le soleil brille, le vent souffle fort et nos ventres sont plein : il est temps d’aller visiter ce musée qu’Hans nous a déconseillé.

A Aalborg, Christina nous avait dit d’aller voir le musée avant de voir la plage, afin d’identifier ce que nous avions vu en peinture. Le contraste, disait-elle est superbe.

Comme j’aime beaucoup Christina, j’ai décidé de l’écouter, et Rémi n’ayant aucune objection, nous nous sommes mis en route.

Ce qui est étonnant, c’est que le musée est très grand, au regard du nombre d’artistes exposé. On tourne sur trois ou quatre noms pour toutes les peintures. Mais l’histoire est intéressante. De ce que j’ai compris, les artistes ont migrés vers Skagen en 1800 et des brouettes, pour s’y installer et créer une vie artistique, dont la mer est leur principale muse. Ils ont été à l’initiative de la plupart des activités de la ville, ainsi que de la création de la culture. En un mot, ces peintres sont des pionniers.  

Dans le musée, tout un mur, sur deux étages, est consacré à des toiles ne représentant que la mer. Ici, elle est reine, et si elle n’est pas le sujet principal, elle est au moins, forcément, au second plan. Toute la vie semble avoir été organisée autour d’elle, comme la déesse locale. On la voit dans la tempête, dans la lumière du levé du jour ou du coucher de soleil. On la voit embellir l’allure des femmes qui marchent sur sa plage, et démontrer sa puissance face à des bateaux dans la tourmente. La mer est partout dans ce musée, comme elle l’est dans notre voyage.

Au bout d’un moment, on ne peut plus voir la mer en peinture, alors on décide d’aller la voir en vrai. Le ciel nous offre une journée sans nuage, le soleil est éclatant, aveuglant presque, et la plage est déserte. On ne peut pas rêver meilleures conditions.

A l’image de Rabjerg Mile, le vent souffle fort et le sable vol au-dessus du sol, et nous accompagne. Depuis le début, c’est comme si tous les éléments étaient là pour nous couver.

On a marché un long moment avant d’arriver sur la plage. On traverse les dunes, escaladons les buttes et évitons de marcher dans les ruisseaux, cachés entre deux tas de sable.

Le paysage, bien qu’à couper le souffle, n’a pas cette aura bouleversante comme a pu l’avoir la mer grise de Fanø. Au contraire, le soleil s’allie à l’eau calme pour m’apaiser, comme un cadeau pour nous remercier d’avoir fait fi des convenances, et d’être venus voir la ville quand tout le monde lui tourne le dos.

J’ai envie de marcher lentement pour parler avec l’eau. J’avais envie de m’asseoir là, dans la contemplation la plus totale. Face à moi, le paysage est doux, et il m’enveloppe de compassion. Ici, je me sens bien. Ici j’ai envie de rire, j’ai envie de chanter, j’ai envie de jouer à être moi-même.

Ici, on s’en fout d’être beaux, on s’en fout d’avoir les pieds mouillés par l’eau.  Tout est si apaisant qu’on peut y rester pour cent ans, on ne s’ennuierai pas. C’est peut-être pour ça qu’au lieu de remonter la plage en une heure, on a mis le double du temps.

On n’a pas envie de bouger, pas envie de partir. Alors on prend tout en photo. Pour se souvenir. Pour pouvoir y revenir n’importe quand, pour n’importe quel prétexte. Pour rapporter avec nous un peu de cette sérénité. Nous ne sommes pas encore à la pointe que nous avons déjà le sentiment d’être arrivé au bout du monde.

C’est le premier moment où j’ai vraiment eu envie de donner de mes nouvelles. A mes amis, à ma famille. J’ai envie de leur dire comme c’est beau, leur montrer comme ici, le bonheur habille le paysage de douceur.

J’ai envie d’y amener les gens que j’aime pour qu’ils goutent à leur tour le paradis. J’aimerai bien y emmener ma mère, un jour. Pour qu’elle voit, qu’elle ressente ce que la mer est capable de faire. Comme elle est belle, comme elle est douce avec ceux qui prennent le temps de la voir vraiment.

Quelque part sur la plage, je trouve une balle de tennis laissée là. J’imagine un golden retriever l’oublier alors que son maitre l’appelle pour rentrer, unique trace d’une vie que certains considèrent comme leur quotidien. Je trouve cette image magnifique, alors je la prends en photo. Peut-être qu’un jour, c’est mon chien qui oubliera sa balle sur cette plage.

Sur le chemin, nous croisons des bunkers, et je ne résiste pas à l’envie d’aller voir dedans. Rémi, pour rire me dit « bah vas-y ! » alors j’y vais. Tandis que je m’enfonce dans les ruines j’entends au loin « non mais je déconne ! sors de là ! ». Un peu déçue, je reviens à la lumière : il n’y a rien là-dedans que du sable, et un escalier qui surement conduit au sommet de cette ruine, que l’ont peut atteindre par l’extérieur.

On en croise d’autres, et je fais le guignol dessus. Rémi prend des photos de moi, de mes singeries, et un peu de la mer aussi. On prend beaucoup de vidéo, pour pouvoir l’entendre.

Le vent se fait de plus en plus fort, et nous pousse en avant, pour nous presser. Le soleil va finir par nous prendre de cours si nous n’avançons pas plus vite.

Au bout d’un long périple, pendant lequel nous zigzaguons entre les dunes, marchons en équilibres sur des cailloux à la surface de l’eau parce qu’il n’y a plus de plage, nous arrivons enfin face à ce que nous cherchons depuis le début : le bout du monde.

Devant nous, derrière les dunes, un long estran, étroit, s’étale de plus en plus étroitement jusqu’à se perdre dans l’eau. C’est le pont du bout du monde. Le vent souffle fort, la mer se cogne contre l’océan, et nous marchons entre les deux, les pieds dans l’eau. Mes chaussures ne sont pas étanches mais je m’en fou : je suis au bout du monde ! Je suis entre la mer et l’océan, au point le plus au nord du Danemark. Je lève les bras pour accueillir le vent qui hurle, je tourne sur moi-même de plus en plus vite pour jouer avec lui. Je cours, je vole et je ris, parce que je l’ai fait : j’y suis.

Il fait froid, le sable me pique les yeux, mes pieds sont trempés : je suis heureuse. Je tourne le dos un instant la pointe du bout du monde pour voir de l’autre côté se jouer un autre spectacle tout aussi époustouflant : le soleil se couche sur Skagen, le ciel est orange, les ombres des dunes s’étirent devant nous. Je ne sais même plus quels mots écrire, pour vous dire à quel point c’était beau. Le cœur est gonflé d’amour face à une telle peinture, il sourit à l’intérieur de ma poitrine. Il sourit si fort même, que je pourrais exploser. 

« Regarde ! » Rémi me sort de ma béatitude pour m’entrainer ailleurs : au bout de son doigt qu’il pointe vers la mer, je vois une masse noire voguer. Un phoque ! Devant nous, un phoque joue avec les vagues. Tout à coup j’ai dix ans. Un phoque ! Un phoque nom de dieu ! Nous voulions tellement en voir, sans être sûr d’y parvenir. Et il est là, tout mignon à jouer au bateau dans les vagues comme un bienheureux. Je trépigne, je filme, je n’en peux plus. Je suis à deux doigts de me mettre à chialer. C’est trop d’émotions.

Au bout d’un moment, je sens que mes pieds sont gelés et je repars vers les dunes. Je crois que Rémi me suit, mais en fait non. Une fois arrivée en haut des dunes je le vois au même endroit que là ou je l’ai quitté. Mais qu’est-ce qu’il fiche ?

On se rejoint un peu plus loin sur la plage. Il marche devant sans me voir, et fini par se retourner, surpris de me trouver sur ses talons. « Je suis retourné voir les phoques ! » il me dit. Et il me montre sur son téléphone une vidéo d’un petit phoque qui sautille et s’échoue lascivement sur la plage.

Le bas de son pantalon est trempé, mais le jeu en vaut la chandelle. La vidéo est géniale, et il a approché un phoque de près.

Nous prenons le chemin en sens inverse pour retourner vers la ville. Le GPS nous indique quarante minutes de marche, mais dans les faits, ça prend plus de temps, à cause du vent. Si nous l’avions dans le dos à l’aller, nous avançons contre lui au retour, et il nous pousse, nous malmène et nous crache du sable au visage, comme pour nous interdire de rentrer. Le soleil se couche, il commence à faire froid, et nous luttons pour avancer.

Passé le phare, nous retrouvons les routes goudronnées, espérant une meilleure adhésion et une plus grande facilité de marche, mais c’est peine perdue. Le vent souffle et traverse toutes nos couches, nous manquons de nous envoler à chaque fois qu’on lève le pied. Pourtant, nous sommes heureux.

Nous rions de nous, de nos chaussures trempées, du froid, du vent. Rémi fait mine de s’envoler pour rigoler, perd l’équilibre et se laisse surprendre par le vent pour de vrai.

Nous dépassons les attractions touristiques, le phare, l’hôtel… au bout d’un moment, sur ma gauche, au milieu des hautes herbes, une maison est posée là, seule. Le spectacle est splendide : une petite maison rectangulaire avec un toit pointu posée au milieu d’un espace vierge de toute civilisation. On dirait presque que cette maison est faite pour moi.

Posée devant le spectacle de la nature, elle n’a pas de voisin, pas de problème. Seule au milieu du monde.

Devant nous s’étale une longue route qui tire tout droit, vers l’horizon, exactement comme à Fanø. Nous la regardons, et savons que nous allons devoir la suivre sur plusieurs kilomètres. On ne croise pas âme qui vive, pas une voiture, pas un badaud. Maintenant que le soleil est couché, tout le monde est rentré chez soi, et nous sommes là, deux idiots contre le vent qui tentons tant bien que mal de rallier la gare pour retourner à Albaek.