Episode 3

L’ÎLE SILENCIEUSE


Fanø, plage

15 Novembre 2021

Fanø. Cette île à quinze minutes en ferry d’Esbjerg à des airs de bretagne. Les rues sont pavées, peu de voitures circulent et les toits des maisons sont en chaumes, comme pour nous faire croire que c’est ici que Tolkien a puisé son inspiration quand il a imaginé la Comté.

Les maisons sont basses, si basses que je dois me pencher en avant pour regarder par la fenêtre. Les Danois sont pourtant grands, comment font-ils pour vivre dans de si petites bâtisses ?

Tout ici est mignon. Tout ici inspire la confiance, le bonheur et la simplicité. Les enseignes des magasins ressemblent à celles des films de noël, en bois travaillé, accroché à coté de la porte d’entrée. La porte d’entrée qui elle, a une clochette pour avertir de l’arrivé d’un visiteur.

En arrivant sur l’île, on a l’impression que le temps s’arrête. Le ciel est gris, les nuages sont bas, mais quelque chose dans l’air nous enveloppe. Le vent, principalement, d’accord. Mais pas que. Un sentiment de sérénité, de simplicité et de réconfort aussi. Loin de tout, du vacarme de la ville, de l’anxiété moderne et des maladies de l’âme, c’est comme si cette île était un sas vers la paix.

Et pour cause. Nous l’avons foulée en long, en large et en travers, toujours aussi étonnés d’y voir si peu de vie. Les maisons semblent posées là, suspendues dans l’univers. Personne n’y entre, personne n’en sort. Le seul indice de la vie ici réside dans ces ferrys qui arrivent et qui repartent, après avoir décharger des hordes de cyclistes.

Ne sachant que faire, nous avons marché vers la plage. Nous avons quitté le cœur du petit village et longé des routes de campagne, les habitations devenant de plus en plus rares, pour ne trouver à la fin qu’une route qui se déroule en une ligne parfaitement droite, jusqu’à toucher l’horizon.

La bruine, le vent, nos Kaway et nos bonnets sont ce qui décrit le mieux ce moment. Une balade, des confidences.

Tu te vois où dans cinq ans ? Tu veux faire quoi ? Avec qui ?

Tant de questions dont je n’ai aucune réponse, alors que Rémi semble dessiner chaque jour un plan de plus en plus précis, calibré pour son caractère et ses ambitions. Faire des plans. Voilà son point fort. Avoir un objectif, et tout faire pour y arriver, quitte à sortir des sentiers battus. Lorsque nous avons décidé d’aller à Fanø, il a trouvé des filles sur Tinder avec qui discuter pour avoir des conseils touristiques, là où je me suis contentée de fantasmer une île imaginaire, persuadée que l’univers me conduirait où je devais être.

Face à ma passivité, et à ma foi inébranlable, quoi qu’un peu naïve, l’univers est passé par Rémi, Tinder et Google maps pour me mener vers l’espace qui restera pour toujours un refuge : la mer.

Au bout de la route, derrière l’horizon, après les quelques bâtisses qui au printemps fleurissent de touristes, revivent, s’enclenchent pour la belle saison, derrière les dunes parsemées d’herbes hautes et sèches : la mer.

La marée est basse, le sable s’étant à perte de vu, et au bout de l’estran : la mer. La mer, la mer, la mer.

Agitée de vagues nées de ce vent si froid et si puissant, elle m’accueille.

Sur cette plage, nous sommes seuls. Lorsque j’arrive face à ce paysage, je ne sais plus si je souris ou si je pleure. C’est comme si toutes les réponses à mes questions se murmuraient dans le bruit des vagues et le sifflement du vent. Ici, on n’entend que ça. Il n’y a pas âme qui vive, pas de cris, pas de dégobillage verbal, pas de paroles creuses. Il n’y a que la nature. Il n’y a qu’elle, et moi, et le bruit des bourrasques qui, comme un cadeau, font taire les petites voix dans ma tête.

Alors, enfin, je suis seule. Il n’y a plus de débat, plus d’inquiétudes, plus de questionnement et de mots criés à travers les parois de ma tête. Il n’y a que du blanc. Ma tête est vide, silencieuse, et moi, pour la première fois peut-être, je suis en paix.

Alors évidemment, j’ai pleuré. Face à la violence de cet instant, la surprise et l’émoi, je ne sais que faire d’autre que lâcher toutes ces semaines de frustrations, d’oppression et de mal-être. Je rends à l’eau ce qui lui appartient. Je lui donne mes larmes, je lui donne mes failles, toutes mes névroses et mon calvaire que je suis seule à porter. Je lui donne ma peine, je lui donne ma haine, je lui donne tout et ne reste alors en moi qu’un vaste espace de blanc, lumineux et pur.

Les deux pieds dans le sable humide, je contemple cette peinture en dégradé de gris, qui en aucun cas ne ternis le soleil dans mon cœur. Le ciel, le sable, la mer, tous trois se rejoignent pour former une vaste étendue harmonieuse, dont on ne peut distinguer l’horizon. L’espace sans couleurs parait sans fin, comme si l’univers lui-même se représentait en son sein. A cet instant, j’ai eu l’impression d’avoir atteint le bout du monde, et c’était magnifique.

Au-delà du choc, j’ai ressenti une profonde gratitude. Envers-moi-même, d’avoir osé partir, enfin. Envers l’univers de m’avoir mise exactement là où j’avais besoin d’être, bien qu’il ait dû user de beaucoup de stratagèmes pour m’y mener. J’ai eu de la gratitude pour Rémi, qui peut-être de son côté vivait son propre chamboulement, mais qui m’a laissé vivre le mien sans intervenir. Face à ce paysage si vide et pourtant si chargé de choses invisibles, je me suis sentie reconnaissante d’avoir la capacité de voir l’instant tel qu’il était : présent.