Temporaire

Tout comme les mauvais moments à passer, les situations temporaires sont toujours plus faciles à vivre parce que je sais qu’elles ne durent pas.
Au début, je me suis dit que l’école était juste une étape, définie dans le temps. Temporaire. Puis, je me suis dit la même chose pour les études, les chambres de bonnes, les stages, les premiers boulots. Puis pour le boulot tout court. Pour mes relations aussi.
Ce n’est pas grave s’il ne me correspond pas tout à fait, de toute façon, on n’a que dix-sept ans, ce n’est probablement pas l’homme de ma vie. C’est temporaire.
A chaque fois que j’ai commencé à fréquenter quelqu’un, j’anticipais déjà la fin. Je savais que tout ça était temporaire, et j’ai vécu chaque relation comme un film, un rôle, un jeu. Puisque, de toute façon, ça ne pouvait être que temporaire.
Mais le temps passe, et les situations temporaires se succèdent, puis s’accumulent, et un jour me voilà, approchant de la trentaine, avec l’impression d’avoir fait du sur-place, consolée par l’impermanence des choses, effrayée de voir que je n’ai rien accompli.
Le problème au fond, c’est qu’on est tous confronté les uns avec les situations des autres, et même si l’intention de départ n’est pas de se comparer, on le fait quand même, par automatisme. On ne peut pas s’empêcher de vérifier si l’herbe n’est pas plus verte ailleurs.
Mes amies se marient, achètent des appartements en commun avec leurs partenaires, évoluent, grandissent. Et moi je suis là, fraichement débarquée dans une coloc à 13 comme si j’avais 20 ans, sans aucun projet sous le bras, seule avec moi-même et mes idées pas finies, ou même pas commencées. Parce que j’étais trop occupée par une situation temporaire, j’ai mis de côté des projets qui auraient pu ne pas l’être, et j’ai laissé mourir des jolies fleurs parce que je n’ai pas arrosé mon propre jardin.
Mais peut-être qu’être perdue aussi, c’est temporaire.
Peut-être qu’un jour, je vais tomber sur la tête, et me réveiller en criant eurêka. Peut-être qu’à un moment donné, je vais arrêter d’avoir l’impression de repousser l’échéance en passant de situation temporaire en situation temporaire, en marchant toujours un peu à côté de mon chemin. Peut-être que les hésitations, l’errance et les mauvais choix aussi sont des choses temporaires.
Si on pousse la réflexion encore plus loin, la vie elle-même est temporaire. Tout est temporaire. Temporaire, temporaire. Je répète ce mot en boucle parce que je sens qu’il porte en lui le salut que je cherche, sans que je ne comprenne encore tout à fait la bénédiction de l’impermanence des choses.
Bien qu’elles ne soient pas toujours agréables, les situations temporaires ont quelque chose de réconfortant. Je m’accommode plus facilement des choses inconfortables quand je sais qu’elles ne vont pas durer. Et soudain, dormir chez les autres devient plus rassurant que dormir chez moi. Avoir un chez moi, même, devient angoissant. Comme si être en mouvement était la seule façon pour moi de ne pas paniquer. Être en mouvement, c’est être constamment dans des situations qui ne durent pas.
Et en cela, me mettre en marche est certainement la chose la plus pertinente à faire pour moi. Prendre la tangente, filer à l’anglaise, embarquer dans un sac à dos une vie entière, et me mettre à marcher.
Me coucher dans un endroit différent chaque nuit, voir un paysage différent chaque jour. Cesser de croire que je suis passé à côté de ma vie parce que je n’ai pas de copain, pas de fiançailles, pas d’appart, pas de bébé, pas de plan.
Accepter de me dire qu’au contraire de mes camarades, mon chemin à moi n’a pas un caillou pareil, pas un arbre identique, parce qu’il fait tantôt chaud, tantôt froid, la météo changeant au fil de ma progression sans cesse mouvante, différente, imprévisible.
On ne peut rien construire sur un sol mobile.
Mais il me faut cesser de croire que c’est quelque chose de mal. Les hommes, autrefois, étaient nomades. J’aime à penser que je le suis aussi, et que lorsque mon cœur aura cessé d’avoir peur de l’être, je saurai enfin marcher, courir, voler sans me retourner, sans regretter, et prendre en chemin ce que la vie veut bien m’apporter.
Peut-être qu’il est là, mon modèle de vie. Peut-être que je n’ai pas à me conformer à la sédentarité et au schéma normé, et que mon aventure à moi aura tout autant de valeur. Peut-être que ce n’est pas grave de ne pas avoir de maison à moi, pas d’investissement immobilier ou pas de carrière. Ces cases apportent avec elle la sécurité d’un projet à long terme, la certitude d’être ancré quelque part, là ou moi je ne m’ancre à rien, si ce n’est à moi-même. Peut-être que ma vie à moi sera une longue succession de situations temporaires, d’histoires courtes que j’aurai pris plaisir à vivre et qui alimenteront un livre riche de chapitres, qui ne seront jamais assez longs pour être ennuyeux.